Séminaire du 17 octobre 2025
par Chantal Deckmyn, Urbaniste & Sociologue
Chantal Deckmyn, originaire de Marseille, présente un parcours singulier qui associe philosophie, architecture, psychanalyse et anthropologie. Son approche multidisciplinaire trouve ses racines dans une question fondamentale qu’elle s’est posée à la fin de ses études d’architecture : comment l’espace construit façonne-t-il notre inconscient, notre personnalité et notre identité ? Face à l’absence de documentation sur ce sujet, elle a entrepris une démarche expérimentale en rédigeant un texte témoin sur son propre espace d’enfance, utilisant une méthode psychanalytique libre de toute censure. Ce travail lui a permis de comprendre l’importance de partir du sujet et de sa situation plutôt que d’adopter une perspective surplombante d’architecte.
Son enfance passée dans l’enceinte de l’hôpital psychiatrique de Marseille, où son père disposait d’un logement de fonction, a constitué une expérience spatiale particulière qui a profondément influencé sa réflexion. Elle a progressivement compris que ces espaces particuliers, que Michel Foucault nomme les hétérotopies, sont des lieux du domaine public mais non accessibles à tous, régis par des règles spécifiques qui échappent à la logique habituelle de la vie urbaine. Cette compréhension s’est révélée cruciale lorsqu’elle a travaillé ultérieurement sur les cités d’habitat social, réalisant que ces zones créées par l’urbanisme du mouvement moderne depuis les années cinquante constituaient également des hétérotopies, des lieux où la loi républicaine n’est pas première, remplacée par des règlements particuliers.
Sa réflexion l’a conduite à dépasser une controverse stérile qui oppose ceux qui considèrent que l’espace crée la société à ceux qui pensent que c’est la société qui crée l’espace. Elle observe que les politiques publiques alternent constamment entre approches sociales et approches architecturales, sans jamais articuler les deux dimensions. L’Agence nationale de renouvellement urbain privilégie actuellement l’entrée architecturale, menant à des démolitions massives qui rappellent les pratiques des années cinquante et font perdre l’histoire et les ressources accumulées. Chantal Deckmyn propose de dépasser cette logique de la causalité pour adopter une approche par les conditions. Utilisant l’exemple du détenu qui sait que les murs de sa cellule ne sont pas la cause mais la condition de son enfermement, elle explique que travailler sur les causes conduit à des arbres infinis de causalités et peut créer des déséquilibres dangereux, tandis que travailler sur les conditions s’avère plus économique et plus efficace car cela permet d’observer l’existant et d’en développer les aspects positifs.
Sans plan de carrière défini après son diplôme, elle s’est laissée guider par une curiosité pour ce qui lui faisait peur, notamment les groupes. Cette ouverture l’a conduite à développer une méthode d’intervention originale basée sur les récits de vie et l’écriture biographique. Travaillant avec des personnes en grande difficulté sociale, souvent considérées comme inemployables par les institutions qui les adressaient, elle a développé une pratique d’entretien qui explore systématiquement tous les aspects de l’existence : la vie familiale, les lieux de vie, les expériences scolaires, professionnelles, les relations, les compétences et les centres d’intérêt. Cette méthode, qu’elle a mise en œuvre notamment avec des détenus, des personnes en situation de précarité et des usagers de services sociaux, repose sur l’écriture intégrale de ce que disent les personnes, sans jugement ni censure.
Le processus d’écriture constitue un tiers dans la relation, une triangulation qui protège à la fois l’écoutant et l’écouté. Elle souligne l’importance de cette dimension triangulaire, évoquant les risques de traumatisme vicariant auxquels sont exposés les professionnels qui recueillent des récits difficiles. Ses écrivants consultants bénéficiaient d’un dispositif de supervision régulier avec un psychanalyste et de réunions collectives pour partager les méthodes, les difficultés et les innovations. La production d’un texte commun, d’un objet littéral, structure cette triangulation et garantit qu’il y ait toujours quelque chose de produit d’intéressant, même lorsque aucun projet professionnel concret n’émerge immédiatement.
Une personne n’a généralement pas l’occasion d’être connue dans sa vie complète par les autres, chacun n’en connaissant qu’un fragment. Le récit de vie offre cette possibilité rare de se faire connaître intégralement, et les personnes demandaient souvent plusieurs exemplaires de leur récit pour pouvoir le partager avec leurs proches, parfois dans une version adaptée pour les enfants. Ce travail élémentaire de revisite de toute l’existence, même si un récit reste toujours une fiction dans la manière dont une personne se raconte elle-même, permet de donner une unité à l’expérience vécue. Cette mise en cohérence s’est révélée transformatrice pour des personnes qui avaient une opinion très dépréciée d’elles-mêmes.
Chantal Deckmyn illustre son propos par l’exemple d’un jeune homme de vingt-et-un ans, incarcéré depuis plus d’un an, qui avait pratiqué le deal depuis l’âge de seize ans au collège. Le curriculum vitae élaboré ensemble recense ses centres d’intérêt et compétences : la lecture de magazines et de livres qui lui permettent d’apprendre de nouveaux mots et de modifier son langage pour être compris de tous et pas seulement des jeunes des cités, l’écriture qui le tranquillise, le football qu’il a dû abandonner malgré son talent, sa collection de blagues car le rire rend la vie supportable même dans les moments difficiles, ses voyages à Mayotte qui lui ont donné envie de découvrir le monde, et même son expérience du commerce illicite qui exigeait rapidité, vigilance et calcul mental précis. Ce document, apparemment élémentaire, révèle la présence et la sincérité de la personne beaucoup plus efficacement que ne le ferait une démonstration abstraite de qualités. Il ne s’agit pas de démontrer les choses mais de les montrer.
Cette expérience s’est toujours révélée absolument merveilleuse et enthousiasmante, précisément parce qu’elle permettait à des personnes considérées comme inoccupables par les institutions et ayant elles-mêmes une très faible estime d’elles-mêmes de se réapproprier leur histoire et de passer ensuite à autre chose. La force de cette méthode réside dans sa capacité à restaurer la dignité et l’unité narrative d’existences fragmentées par les difficultés sociales et les ruptures biographiques, ouvrant ainsi des possibilités nouvelles d’inscription dans un projet et dans la société.