Séminaire du 19 septembre 2025
par Vincent Benso, Sociologue
Vincent Benso a contribué à démystifier de nombreuses idées reçues sur l’implication des jeunes dans le traffic, tout en proposant des stratégies concrètes d’intervention.
Le marché du trafic en France représente un secteur économique estimé entre 4 et 6 milliards d’euros annuels et en expansion constante. La consommation de cocaïne a presque doublé entre 2017 et 2021, passant de 600 000 à 1,1 million de consommateurs. Les modalités de distribution ont considérablement évolué, la livraison à domicile devenant hégémonique au détriment des points de vente fixes traditionnels. La typologie des trafics s’avère extrêmement complexe, nécessitant de croiser de nombreux critères comme le statut du vendeur, la mobilité, l’ouverture du marché ou la situation d’endettement, particulièrement dangereuse pour les revendeurs.
Cinquante ans après le lancement de la “guerre à la drogue” par Nixon, force est de constater l’échec de cette approche répressive. Malgré quelques succès ponctuels, l’impact sur le marché reste négligeable, les produits demeurant aussi disponibles, purs et bon marché qu’auparavant. L’intervention d’Interpol au Cambodge en 2008 illustre les effets contre-productifs de certaines opérations : en provoquant une pénurie de MDMA, elle a conduit à l’émergence de la méphédrone comme substitut et au développement d’une nouvelle voie de synthèse divisant par dix le coût de production. Les structures actuelles du trafic, organisées en nébuleuses plutôt qu’en pyramides rigides, se recomposent rapidement après chaque coup porté par les autorités.
Le séminaire a déconstruit plusieurs stéréotypes majeurs. Le mythe de l’argent facile masque une réalité où les petites mains perçoivent des revenus dérisoires, souvent inférieurs au SMIC horaire. À la Castellane à Marseille, les guetteurs gagnaient 50 à 60 euros par jour pour 10 à 12 heures de travail. Toutefois, pour un adolescent de 13 ans sans possibilité de travail légal, même ces sommes paraissent considérables. L’idée que des quartiers entiers vivraient du trafic est également fausse, les actions “généreuses” des réseaux restant marginales et symboliques. L’assignation ethnique constitue un autre préjugé dangereux, la réalité montrant une grande diversité de profils, du Darknet aux milieux favorisés. La violence, bien réelle dans ce marché sans régulation, touche principalement les trafiquants eux-mêmes et ne se limite pas aux quartiers populaires. Quant au prosélytisme, les légendes urbaines de premières doses gratuites ou de haschisch coupé à l’héroïne relèvent essentiellement du mythe.
L’engagement des jeunes répond à des logiques multiples. Duprez et Kokoreff ont identifié trois formes principales : la rupture suite à un événement biographique, l’engrenage par progression graduelle, et la socialisation par influence du quartier. Thomas Sauvadet souligne l’importance du “capital guerrier” et la question de la masculinité : le trafic apparaît comme un substitut aux métiers manuels disparus, permettant d’affirmer virilité et autonomie. Les déterminismes sociaux pèsent lourdement : chômage atteignant 40% chez les moins de 25 ans dans certains quartiers, échec scolaire vécu comme une maltraitance, absence d’alternatives économiques avant 16 ans.
Les conséquences de l’engagement affectent toutes les dimensions de l’existence. Sur le plan sanitaire, le stress chronique génère insomnies et traumatismes, aggravés par le double discours familial et les risques d’addiction. Socialement, la déscolarisation, les trous dans le CV et l’incarcération compromettent l’avenir. Le concept de “lune de miel” décrit une période initiale euphorique précédant inévitablement une désillusion, moment crucial pour l’intervention. Sur le plan collectif, les nuisances varient selon les réseaux, et le développement de structures de corruption rappelle les dérives observées aux Pays-Bas et en Belgique.
La prévention s’impose non pour des raisons morales mais parce qu’un jeune qui trafique est avant tout un jeune en danger. Cette approche, enracinée dans l’ordonnance de 1945 sur la protection de l’enfance, a émergé à Marseille avant 2000 puis s’est étendue à Paris et au 93. La MMPCR a produit un référentiel complet, suivi par la MILDECA qui a consacré institutionnellement ce champ du travail social. Les limites doivent être clairement posées : aucune action individuelle ne peut compenser les déterminismes structurels. L’objectif n’est pas d’empêcher le trafic mais d’informer les jeunes sur des risques qu’ils sous-estiment, de prévenir au sens d’avertir plutôt que d’interdire.
Les expériences menées en maison d’arrêt à Fleury-Mérogis révèlent les difficultés de cette démarche. La question des bénéfices se heurte à de fortes résistances, reconnaître l’exploitation étant douloureux. La violence reste difficile à travailler, contredisant les impératifs de masculinité. Paradoxalement, l’impact sur la vie familiale suscite le plus d’adhésion, le contexte de détention rendant tangible ce coût. Tous partageaient le même objectif illusoire : investir dans un commerce légal, révélant le décalage avec la réalité d’un secteur où l’ascension reste extrêmement limitée. À Toulouse, des outils innovants ont été développés : “menu de trafiquants” et “traficomètre” détournant les codes de la communication jeune pour véhiculer des messages préventifs.
Les recommandations pratiques soulignent l’importance de déconstruire les préjugés, créer un lien de confiance et saisir le bon moment, après la “lune de miel”. Disposer de propositions concrètes comme les chantiers Tapaj, offrant une rémunération immédiate légale, s’avère essentiel. L’approche de réduction des risques, ne conditionnant pas l’aide à l’arrêt total, permet de maintenir le dialogue. Cette vision réaliste reconnaît que le trafic ne disparaîtra pas par des actions individuelles, les déterminismes structurels dépassant le cadre du travail social. Néanmoins, chaque jeune accompagné constitue une victoire. Construire un contre-discours présentant le jeune trafiquant comme mineur en danger plutôt que délinquant reste l’enjeu majeur, incarnant une approche centrée sur la protection plutôt que la répression.